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LE CHANTIER

 

Depuis le premier arbre coupé je ne me rappelle plus de la configuration du boulevard. Le chantier du tram s'installe petit à petit, vide les trottoirs, réorganise la circulation, éventre la chaussée, change imperceptiblement les habitudes.

Elle tourne en rond sur elle même, à en perdre l'équilibre parfois. Elle esquisse quelques pas un peu maladroits puis s'arrête, s'enivre de ses gestes, de la sensation de son propre poids et de sa souplesse avant d'éclater de rire et de recommencer. Je devrais ranger un peu mais je n'en ai ni l'envie, ni le courage. Je rassemble vite quelques unes des feuilles qui traînent par terre, réunis les livres et les pose dans un coin du salon, là où elle pourra les reprendre facilement. Rien n'est vraiment rangé, tout est là, visible, à portée de main, mais dans un certain ordre. Ce sera tout pour ce soir. Je change le disque pour voir si elle veut continuer à danser mais elle est déjà passée à autre chose. Le temps de me retourner et elle est déjà montée sur la chaise et se tient debout, hilare , prête à se faire tomber. Je préfère attendre encore un peu avant le bain. J'ai peur qu'elle ne s'endorme pas si je la couche trop tôt.

Le sol est craquelé en mille morceaux de bitume fracturé, dans l'attente d'être rassemblé puis enlevé ; tout restera là, sans bouger pendant quelques jours ou quelques semaines. Les machines dorment à côté, monolithiques et sculpturales. Quelques outils énormes dont je n'ai aucune idée de l'utilité jonchent le sol. Les barrières délimitent la zone de travail, elle est pourtant évidente. Les tuyaux cannelés oranges sont réunis dans un coins ; les pelleteuses immobiles sont garées au milieu de la route. Le sol n'est plus praticable. Le boulevard est dans un entre-deux, dans un moment de latence qui le fera lentement évoluer. Deux à trois ans de travaux indiquent les fascicules de la mairie.

Dehors, ils sont quatre ou cinq dans l'impasse. Autour de dix-huit ans, parfois franchement moins, ils traînent là depuis que le chantier a commencé, comme si celui-ci les couvrait du regard inquisiteur et réprobateur des passants, ou de la police. L'un d'eux est avachi sur un scooter, tandis que les autres autour n'attendent qu'une chose : faire un tour du quartier avec. Ils ont l'air de s'ennuyer ferme.

La maison est envahie de sacs, je ne sais plus où les mettre, ni ne veux les jeter. Ça sert toujours. Les sac-à-sacs débordent. Je finis par en accrocher à tous les boutons de porte. Je rentre du boulot avec un sac plein d'affaires de mon casier, j'ai la flemme de le vider et de ranger mes fringues, je l'accroche, pour plus tard. Si jamais j'ai besoin de ce qu'il y a dedans, je sais où le trouver. Tout l'appartement est organisé comme ça. On sais où tout se trouve, en attente d'être utilisé sur une étagère, le plan de travail de cuisine, sur la table du salon. Les papiers importants, les factures à payer qui s'empilent à côté du micro-onde. Les stylos, certains jouets de la petite. Ses livres. Je les « range » une fois de plus en les empilant par terre. Dès que je retrouve un peu du plancher sous le fatras, je respire, je me sens mieux. Des petites piles se forment, des petites dunes anodines de vrac s'amoncellent un peu partout.

En bas de l'immeuble le coiffeur râle contre ces travaux, « l'arnaque du siècle ». Il est toujours dehors à discuter avec le voisinage. Je crois que je ne l'ai jamais vu sans un café à la main. Il me raconte que des ouvriers viendraient défaire ce qui a été fait la veille par d'autres. Il est vrai que sa boutique périclite depuis le début du chantier. Les barrières obstruent sa devanture, et l'accès est difficile. Il a essayé d'avoir un dédommagement de la municipalité mais sans succès. Avec la rénovation du quartier la mairie espère sans doute se débarrasser des petits commerces dans son genre qui pullulent dans la ville et gêner du même coup les trafics du parc juste devant la maison. Je lui souhaite bon courage et le laisse à son café.

Je regarde longuement par la fenêtre le toit du camion de déménagement jauni par le soleil qui est garé dans la ruelle. Quelques tâches de graisse marronnasse ponctuent la longue surface et se diffusent comme de l'huile, ou plutôt à la manière d'un jet de peinture sur une toile. Je le regarde comme je regarderais un tableau abstrait, sans cadre, « hard edge » sur un mur blanc mais si je change un peu mon point de vue il y a toute l'épaisseur de l'objet, un immense camion caché sous la fine surface jaune. Sur le boulevard le chantier avance. Des coffrages germent un peu partout dans lesquelles sillonne de la tuyauterie. Le sol bétonné est percé de trous à intervalles réguliers. Les choses semblent s'organiser, être soumis à une logique qui m'échappe totalement. Je continue d'être attentif aux évolutions des travaux, aux différentes étapes mais elle m'apparaissent toujours abstraites. Je ne vois qu'un paysage froissé et mouvant : les restes de l'ancienne route se déplacent sur le terrain, les éléments du décors se succèdent, les machines, les matériaux. C'est un lent et long ballet permanent d'ingénierie.

Grande agitation dans la ruelle. La police vient de contrôler les cinq gamins qui traînaient encore sur leur « scoot ». Les voix montent dans les aigus et les rires sont forcés. Les mômes se gargarisent d'avoir subi le test avec succès, presque fiers d'avoir subi ce contrôle et d'en être sortit indemne. Les voix résonnent encore un peu dans l'impasse et s'estompent sans que je m'en rende vraiment compte. La petite joue avec mon portable, choisi les applications qu'elle veut utiliser, revient en arrière avec une facilité déconcertante. Ce n'est pas forcément ce qu'on aurait voulu qu'elle apprenne en priorité. Mais c'est elle qui choisi ce qu'elle prend de nous. Ce qui nous échappe dans notre comportement et qu'elle filtre, qu'elle intègre et qu'elle reproduit. Des colères, une gestuelle, une intonation dans la voix, une manière de rire. Pendant les cinq minutes où elle va jouer avec le téléphone avant de se lasser, je peux commencer à couper quelques légumes pour le dîner. Quand elle était plus jeune, il y a quelques mois, je pouvais l'asseoir sur sa chaise haute pendant que je faisais à manger. Elle se tenait à peu près tranquille. Dans quelques années elle pourra cuisiner avec moi. Tout de suite, je suis dépassé. Elle lâche le téléphone et veut monter dans mes bras. Je regarde l'heure. Sa mère arrive dans vingt minutes. On commandera le dîner.

Pourquoi ont ils emballé les poteaux ? Tous les lampadaires sont emballés d'une sorte de bâche qui plisse en s'affaissant. Je sors. Sur le chemin je remarque une autre bâche, par terre. Avec un mouvement ample et fluide, elle est à mi-chemin entre le linceul et le drapé antique. Salie par les pluies et la boue elle recouvre probablement un travail inachevé, ou juste un tas de sable. Le chantier est une collection de gestes à grande échelle. Les socles, les barrières, les pavés, tous les matériaux solides sont empilés, le sable est entassé. Le reste, les bâches, les tuyaux, tout ce qui est souple est replié, enroulé. La chaussée même est repoussée jusqu'à casser pour entasser le bitume en petits morceaux.

C'est une étrange tradition dans certains parcs de tailler les arbres plats sur le dessus. C'est le cas dans le square d'en face. Bien alignés, à intervalles réguliers ils forment une belle esplanade juste devant nos fenêtres. Je me laisse absorber un temps dans la contemplation de ce parvis distinguant parfois individuellement les feuilles des tilleuls, parfois totalement perdu dans l'ensemble, dans la couleur. Le ciel se découpe alors dans la cime des arbres, profond et lumineux. Le vent chaud agite à l'occasion le feuillage et je suis saoulé par la rumeur du boulevard. Seul le vieux chêne vient perturber la ligne d'horizon, plus haut que les autres ses feuilles débordent comme une explosion figée de verdure qui ferait voler en éclat le sol plan et calme. Comme en extension le vieil arbre gagne du terrain sur ses congénères sans bouger d'un pouce. En changeant de place je me rend compte qu'il est bien loin d'eux. Je reprend mon point d'observation initial mais l'illusion n'opère plus.

A l'intérieur je prends des photos de la petite. Elle joue à moitié nu avec des lunettes de soleils et une mallette qu'elle trimbale comme un attaché-case. « Bonjour-au revoir », on sort de la pièce, « toc-toc-toc », on rentre. Elle joue avec la porte, sourit et serre la main. Bouclettes dorées en bataille et le nez plissé par ses rires. Je shoote. Plus tard je met les photos sur l'ordinateur pour les montrer à sa mère. Je n'avais pas vu les sacs sur le bouton de porte. Un mélange étonnant de volumes et de couleurs. Il devait y avoir un ballon à l'intérieur du sac en toile qui a tendu le tissu vers le bas, un renflement après quelques plis. Un autre sac tissé plus petit et marron crée une oblique dans la composition. Un sac plastique blanc est déformé, tiraillé par d'étranges objets que je ne reconnais pas à travers la paroi. L'effet est néanmoins intéressant. Des formes rectangulaires saillantes viennent dynamiser l'ensemble, comme dans une sculpture constructiviste. Mais la souplesse des sacs crée du contraste avec les objets cachés aux bords définis et rectilignes. Les plis figent l'expansion, retiennent les formes dans cette étrange mélange d'avant-gardisme quotidien.

Je regarde encore par la fenêtre un tas de planches de bois abandonnées contre les barrières. La chaleur moite du soir d'été propage les effluves de la rue et du voisinage. Un mélange de chèvrefeuille, de sauce tomate au basilic et de pots d'échappements. Parfois l'odeur acre de sacs d'ordures abandonnés prennent le dessus. Plus loin, dans le bitume gris orangé du soleil couchant, comme sur le point de fondre et couler sur ce qui reste de trottoir, un petit monticule de poutres enchevêtrées me fascine. Je prend des photos. En les regardant le soir ce ne sont pas les mêmes sensations. Une foule d'image me traverse l'esprit en regardant. Des oeuvres défilent dans mon esprit sans que je puisse réellement y attribuer d'auteur, des choses entre-aperçues. Finalement je pense à Richard Tuttle ou Joël Shapiro.

Trouver une activité entre le bain et le dîner. « Maman va rentrer bientôt, tu veux dessiner ? » Un son d'approbation accompagne un hochement de tête et je sors les feutres et quelques stylos. Je retourne les feuilles laissées sur la table et sur lesquelles elle avait déjà commencé à griffonner. De tous petits trais, presque des points émaillent bientôt chaque coin de feuille. Puis on change de feuille et on refait sa petite marque. Et on retourne la feuille et ça recommence. Mais très vite elle a besoin de s'étendre. La feuille A4 n'est pas une limite : une ligne commencée sur feuille peut se prolonger sur une autre. Le tourbillon épais et coloré déborde et très vite ce sont cinq feuilles qui se superposent. Le tracé labyrinthique est impossible à suivre, tant il a de niveaux et de détours. Une cartographie insensée sans orientation ni repère apparaît. Je la regarde et j'essaie de suivre les traits de couleurs et les feuilles qui s'empilent, n'obéissant visiblement à aucune logique particulière, sinon à un impérieux besoin d'exécuter des gestes et de les répéter. C'est comme émettre des sons pour chaque action, une incantation est nécessaire à l'accomplissement d'une tâche. Pour tout mouvement il y a un effet spectaculaire et extatique.

Au-dessus des barrières grises et vertes j'aperçois les premiers étais sur des puits qui mènent aux canalisations. Une ligne droite de pavés flambant neufs délimitent le nouveau trottoir, encore ensablé, de la voie, où jonchent toujours des morceaux d'asphalte. A droite comme à gauche de la démarcation c'est le chaos. Les pelleteuses ont repoussés contre une barrière les gravas de bitume. Aussi bien qu'une lente sédimentation naturelle, il sont superposés, par strate, les bords saillant. C'est une petite colline propice à la méditation d'un poète, comme dans un tableau romantique. Autour tout est soigneusement dérangé : empilements de barrières, de dalles, de pavés. En plein milieu de la circulation les ouvriers ont ouvert un terrain vague, une friche temporaire où ils passent de temps en temps modifier le paysage. Je prend le temps de regarder les petites tranchées dans lesquelles passe la tuyauterie. Je me plaît à imaginer une vie miniature dans cette tranchée, devenue un canyon aux bords abruptes et sur lequel ne pousse aucune végétation. Sauf peut peutêtre cette pâquerette géante, enracinée dans le sable. Elle en à marre d'attendre et me tire la main. Elle veut s'asseoir sur le seuil de la pizzeria. Elle s'installe comme si elle était dans le salon et commence à jouer. Elle me fais signe de m'asseoir à côté d'elle. Je m'exécute bien qu gêné par la situation. Je devrais lui faire comprendre qu'on est dans la rue, pas à la maison, que par terre, c'est sale, que cet espace n'est pas dédié à ça. Il faudrait lui faire comprendre qu'il y a un lieu pour chaque choses, une organisation conventionnelle. Mais qu'importe, elle ne fait pas la différence, tant qu'elle peut s'asseoir, sauter à pieds joint ou me courir après, un rebord de trottoir, un plot dans la rue, ou un canapé dans l'appartement, sont équivalents. Maintenant elle veux que je m'allonge pour faire semblant de dormir, son grand jeu depuis quelques mois. Elle me montre le sol et m'intime l'ordre « papa dodo ». Je reprends les choses en main et on avance dans les pleurs et les cris. En bas de la maison le coiffeur, son café à la main, me gratifie d'un sourire compatissant...

Il pleut à verse et la température est en-dessous de dix. Pourtant il est là. Le seul rescapé du groupe qui brave la pluie, le vent et le froid. Marion me dit qu'ils font du trafic, qu'elle a vu des échanges à peine discrets de billets et de marchandises pendant une poignée de main. Ça paraît évident. Je passe devant le môme, pas très malin, qui me prend pour un badaud à la recherche de matos alors que je passe là tous les jours avec ma fille. Il me lance à voix haute, « chichon ? ». Je ne relève pas et ouvre la porte d'entrée, fatigué. La plupart nous ont déjà repéré. Ils sont même polis avec nous, et nous tiennent la porte quand on rentre avec la petite. Il n'y a que Samir qui a failli avoir des problèmes. Il était venu pendant les vacances et avait garé son scooter devant eux. Ils l'ont pris comme une provocation. Un étranger qui pénètre sur le territoire sans permission. Ils l'auraient mal regardé, mais ça n'était pas allé plus loin.

Une grande boule de carton a été laissée devant les premiers rails posés. Désoeuvré, l'amas d'emballage gît, inerte, au milieu du boulevard comme les restes d'un éboulement improbable. Le chantier aussi semble abandonné. Mon regard se perd dans les profondeurs des masses creuses en béton des immeubles qui se construisent derrière le parc. Happé par le vide je m'abandonne à un moment de rêverie. Je passe en revue le parc et le chantier. Les dunes de sables, les amas de feuilles accrochées aux troncs noueux des arbres, les nuages qui s'étalent au-dessus. Formes molles, souples qui semblent s'étendre toujours sans jamais réellement bouger. Au contraire, les volumes des habitations solides et vides sont déterminées et délimitées. Elles évoluent en se multipliant, en se répliquant. La nuit tombe doucement. Les lampadaires colorent de manière criarde les montants jaunes des grues et le gris poussiéreux du bitume. Le auvent rouge délavé d'un bar-tabac reprend de la vigueur. Les troncs des arbres prennent des allures de pâte à modeler aux tons cireux et mats, et tout semble incroyablement factice. Je suis perdu dans ces considérations et tout se confond. De la tuyauterie colorée sort des étayages où s'enracine le chêne. Les grues prolongent ses ramifications et il est coiffé par les carcasses vides des immeubles en construction. Le corps monstrueux, organique et minéral se répand dans les plaies du boulevard tuméfié. Lorsque j'en ai fini de regarder ces incisions et ces implants, je sors de mon hébétude et ferme les volets.