LE FAUBOURG
C'était un bloc de terre luisant et visqueux qu'un artiste avait trituré dans tous les sens jusqu'à ne laisser qu'un tas d’arabesques grossières et molles. Il l'avait probablement vu dans un de ces musées où ses parents le traînaient dans son enfance. Malgré le paysage qu'il avait sous les yeux aujourd'hui, il ne comprenait toujours pas l'intérêt de cette sculpture. Mais elle lui est apparue clairement devant les enchevêtrements vallonnés de calcaire calciné et d'asphalte fondu. Son regard allait des monticules de pierres et de poutres formés au hasard des démolitions et des fosses, véritables mines à ciel ouvert creusées par des déflagrations violentes et qui révélaient les superpositions des caves et des couloirs de métro. Autour de lui rien ne dépassait un étage. Aux bombes avaient succédé les incendies. Le goudron et l'acier n'avaient pas résisté à l'intensité des feux qu'ils avaient finis par alimenter, ramollissant et racornissant des rues entières. Mais les cendres et la poussière avaient fini par retomber et la chaleur s'était dissipée. L'air était respirable bien qu'il restât quelques effluves désagréables, du soufre ou peut-être quelque autre émanation de métaux, il ne savait pas bien.
Il était évident maintenant qu'il ne trouverait rien d'intéressant dans cette zone. Il fallait faire demi-tour et reprendre le chemin du campement. Mais il voulait continuer. Après des mois d'attente et d'effroi il voulait profiter de cette sortie pour errer un peu. Il se sentait comme en sursis et redoutait qu 'il n'y ait plus d'autre occasion. On était probablement en octobre mais les températures étaient encore clémentes. Il se mis en route.
Il n'y avait plus à proprement parler de voie. Il s'efforçait d'avancer, gravissant successivement dunes terreuses et murets de briques, accédant parfois à des étages via des éboulis de façades. Là, sous ses pieds les poutres rognées supportaient encore quelques lames de plancher. Au-dessus de lui des perspectives mal dessinées d'ouvertures béantes dans les plafonds laissaient entre-apercevoir d'autres appartements. Il avançait prudemment dans ces dédales d'architecture déliquescente, comme rongée par de l'acide.
Au fur et à mesure de sa progression l'environnement semblait moins chaotique. Les immeubles qu'il pénétrait paraissaient moins touchés. La surface où il pouvait marcher s'étendait un peu plus, jusqu'à rejoindre parfois des murs qui n'avaient pas entièrement noircis. Une petite zone, un îlot, avait été un peu épargné. Il pensait justifier sa petite escapade par un repérage pour un nouveau campement. Voire trouver quelques conserves pour l'approvisionnement. Il déambulait ainsi, souvent surpris par les décors d'une richesse insoupçonnée. Les salles de réception flanquées de sculptures en marbre succédaient aux bibliothèques feutrées garnies de livres anciens. Slalomant entre les bureaux empire et les fauteuils à la reine, il se perdait, tournait en rond sans trouver d'issue. Là, dans ces intérieurs à peu près intacts il se rendit compte que les corps n'avaient pas été enlevés. Par vagues les odeurs écoeurantes de décompositions lui donnaient des haut-le-coeur et lui firent accélérer le pas. Il finit par descendre un escalier qui lui sembla solide pour se trouver au rez-de-chaussée. Sur le palier imaginaire d'un appartement l'entrée ne se distinguait plus de la cour de l'immeuble. Le vestibule dallé de marbre en damier noir et blanc s’enfonçait sur sa gauche vers ce qui ressemblait à une véranda. De l'autre côté de la baie vitrée se trouvait un jardin privatif avec son chemin de gravier circulant autour des petites haies à l'ombre de quelques arbres dont les feuilles n'avaient pas encore totalement jaunies. Il s’assit un instant. Il ne connaissait rien aux plantes et ne savait pas s'il était sous un tilleul ou platane. Il ne sentait que l'odeur un peu acre de l'humus mais ce seul parfum familier lui procurait un peu de nostalgie. Il se sentait rassuré sans autre horizon que les buissons de fougères. Il était étonné que cet endroit existe, qu'il ait jamais existé au milieu de la ville, qu'il ait survécu. Par effet de contraste le petit jardin tranquille le renvoyait aux restes de la ville. Différents objets qui lui revenaient en mémoire un petit muret, des souches d'arbres déracinés, des éléments de mobiliers comme un tiroir qui traînait au sol, tous calcinés, d'un noir profond et visqueux. Il se laissait emporter un instant par ces images, il les isolait en esprit, les faisait défiler, les assemblait en une étrange collection. Mais ils évoquaient aussi un souvenir lointain et furtif, un sentiment de déjà-vu. Cette pensée disparu presque aussitôt. Il considéra plus longuement la possibilité de rester, de ne pas retourner au campement. Mais en dehors du problème des vivres il savait que cet endroit serait vite trouvé. Par centaines, par milliers les survivants se regroupaient, s’organisaient et commençaient les recherches, pour trouver d’autres survivants, d’autres espaces où s’implanter et l'oasis pouvait facilement se repérer.
La curiosité le poussa tout de même à inspecter l'appartement. Dans le coin d’un salon vieillot et bas de plafond aux murs verdâtres, une porte-miroir qui dissimulait un passage était restée ouverte. Dans la sombre petite chambre attenante le propriétaire gisait au pied de son lit, au milieu de ce qui semblait être une belle collection de crânes en ivoire et autres squelettes miniatures en bois fruitier. Détournant les yeux du vieillard rustaud à ses pieds il ramassa une figurine. Un squelette vêtu de lambeaux de chairs tenait un arc dans sa main. Après une longue et minutieuse inspection de l'objet qui éveillait en lui étrange curiosité, il la mit dans la poche de son manteau et quitta les lieux précipitamment, retraversa le vestibule et atterrit dans la cour, évita les pavés délogés, éparpillés sur le sable et passa le portail.
Dos au mur d'enceinte il se calma et observa les décombres au dehors. Une rue étroite s'écroulait progressivement au fur et à mesure qu'on la remontait jusqu'à une vieille boutique à la devanture bordeaux. De fins croisillons surmontaient les vitrines étroites. La porte avait sauté et on ne voyait à l’intérieur qu’un gouffre obscur, comme l’entrée d’une profonde galerie. Mais on n’imaginait pas aller bien loin. Si un petit pan de façade fissuré et torsadé s’était écrasé juste à côté, l’immeuble voisin s’était répandu à l’intérieur. Une des poutres d'un étage faisait office de linteau et avait permis à la petite boutique de ne pas disparaître totalement sous les tonnes de débris et de poussière mais elle était presque entièrement ensevelie. Il caressa doucement du bout des doigts la petite sculpture morbide qu’il avait en poche, imaginant les détails de la chair décomposée minutieusement taillée dans le bois et repris la marche. Une photo lui revenait doucement en mémoire : une cabane à moitié enterrée dans un catalogue que son père lui avait montré un jour, enthousiaste, essayant de lui expliquer la radicalité en art et la dégradation inéluctable des choses. Il aurait sans doute été ébahit devant ce chantier non moins radical qui transfigurait toute une ville.
Retardé par le chemin tortueux et accidenté, il quittait doucement l’îlot refuge pour retrouver les vestiges du faubourg. A l'approche des quais un cri strident lui vrilla les intestins et le stoppa net. Il n'osa même pas regarder autour de lui, il ne voulait surtout pas savoir d'où cela venait. Il hésita juste à faire demi-tour. Il se senti stupide et embarrassé. Puis il y eu un long gémissement rauque et sourd. Ses jambes ne le tenaient plus, il n'entendait plus que son coeur battre. D'un mouvement nerveux et saccadé il tourna la tête pour voir d'où venait le bruit. Lorsqu'il se décida à bouger c'était pour s'abriter sous l'encadrement d'une porte cochère. A l'affût dans les ruines il pensait pouvoir observer le terrain et isoler l'origine de la plainte. Il n'entendait plus rien à présent. Le mur du porche était à moitié démoli et côtoyait une galerie de meubles modernes. Discrètement il passa le seuil pour jeter un oeil à l'intérieur. Marchant tantôt sur des placages vernis, tantôt sur des plâtres il n'essayait plus d'être discret. Encore fébrile il regardait dans la salle voisine le mikado des commodes renversées et des cabinets intercalés avec les murs ou plafonds qui étaient tombés par plaques. Il était au bord de l’évanouissement lorsqu’il l’aperçu gigotant, les jambes coincées sous une lourde console laquée. Il restait interdit devant l'inconnu qui lui lança un regard angoissé. Il hésitait encore à faire un pas vers lui pour l'aider à soulever le meuble. Les appels au secours du malheureux étaient presque inaudibles tant ses battements de coeurs résonnaient dans sa poitrine. Il eut juste le temps de le voir se glisser agilement hors du piège quand on lui assénât un violent coup sur la nuque... Dans l'obscurité il essayait de retrouver le fil de ses pensées, mais il n'y arrivait pas, le sang lui cognait la tête, il essayait de réfléchir, mais ça non plus il n'y arrivait pas. Il resta un long moment dans cet état. Une fois mieux éveillé mais la tête toujours lourde il attendait que sa vue s'habitue au manque de lumière…
Il avait peur du noir en général, mais surtout il sentait la présence d’autres personnes. Il était dans l’attente ne sachant trop que penser de la situation. Il sursauta quand il entendit les voix. Plutôt des bruits, des onomatopées imitant des instruments de musique, des rythmes. Il se crispa enfin quand il les senti le frôler. Ils étaient plusieurs, peut-être une dizaine, marchant et dansant comme des automates. Une fois arrivés à l’autre bout de la pièce la musique s’estompait doucement. Puis un autre air commençait, cadencé et entraînant. Les danseurs restaient sur place au début, puis s’éparpillèrent allant si possible au contact. On n’y voyait rien mais on devinait les silhouettes. Puis il lui sembla que la pièce s’éclairait un peu, laissait entrevoir des gens puis retombait dans le noir. Il lâcha la main de son père pour se promener dans la salle, cherchant lui-même le contact avec les danseurs, les accompagnants et esquissant parfois quelques pas de danse avec eux. Pour finir il avait pris sa soeur par la main et ils s’amusèrent à rire et virevolter autour de l’audience disséminée et perdue dans la salle. Très vite ses parents inquiets les appelèrent. Ils essayaient de se cacher pour rester encore un peu. La réprimande fût sévère mais ils ne regrettaient rien...
Le coup porté derrière la tête lui faisait encore mal. Machinalement sa main allait à sa poche pour vérifier si rien ne manquait mais il n'y avait même plus de poche. Ni manteau ni sac, on lui avait tout pris. Ils devaient être deux ou trois. Ils n'en étaient pas à leur coup d'essai et ils allaient peut-être revenir. Après quelques minutes dans le noir il put distinguer les lieux. Il se releva de la moquette poussiéreuse et sortit par l'encadrement de la porte derrière lui pour se retrouver dans la galerie. Dehors le coucher de soleil embrasait la cime des ruines. Une torpeur le gagnait progressivement. La fraîcheur de l'air tournait au froid et il ne pouvait ni rester ni retourner au camp de nuit. Il lui fallait vite trouver refuge ailleurs. Il hésitait à retourner vers l'oasis mais craignait de retomber sur ses agresseurs. Il commençait à être fatigué par sa marche. Il n'avait pas mangé depuis son départ. Ses abdominaux commençaient à se tendre, à se contracter sous l'effet de la faim. Il était hagard, les traits tirés. Comme résigné à accomplir une tâche insurmontable, il préféra finalement remonter encore un peu le chemin qu'il avait emprunté. Une longue plage d'éboulis avait remplacé les quais devant le Louvre. Juste un filet d'eau coulait le long des restes de l'aile Denon qui s'était couché dans le lit du fleuve. Le corps du bâtiment s'était plié magistralement pour atterrir dans la Seine se substituant ainsi aux ponts qui reliaient les deux rives. Il convoquait en imagination les souvenirs du long bâtiment gris et austère. Il fut pris un court instant d'un vertige en considérant la brutalité du basculement qui s’était opéré dans le paysage. Se rapprochant de l'ancien musée il marchait sur des pilastres et enjambait des supports de balcon, imaginant au travers des cadres de fenêtres des abîmes de salles d'exposition en enfilade ramassées sur elles même broyant tableaux et sculptures.
A l'intérieur, dans les parties qui ne s'étaient pas totalement effondrées il constatait qu'il n'était pas seul. La nuit était tombée maintenant et des groupes épars occupaient certaines salles. L'antiquité égyptienne avait survécu. Mais les nouveaux résidents avaient constitué leurs propres collections très particulières et hétéroclites réunissant tableaux de maître à brûler et sculptures servant de piquets de tentes. Les flammes vacillaient sous les courants d'air et faisaient danser les ombres sur les murs révélant par intermittence les vieilles vitrines défoncées et vidées. Il repensait à son petit squelette. Sa main alla machinalement à sa poche pour la retrouver mais à la place elle s'enfonça dans le vide. Un frisson le parcouru. Il commençait à avoir froid et s'éloigna le plus qu'il le pouvait des groupes qu'il repérait. Il était épuisé et se maudit de n'avoir pas fait demi-tour après l'agression. Il avait dépassé la sensation de faim et voulait juste dormir. Il scruta les lieux. Dans une longue galerie entrecoupée de vitrines il observa un instant une cimaise qui s'était cassée le long d'un mur. Les parois s'affaissaient pour créer un petit abris dans lequel il pouvait peut-être se glisser. Une fois dans les méandres des tasseaux et des morceaux de plâtre il ferma les yeux avec un sentiment de contentement et de soulagement qui le fit presque gémir. Lui revenait alors en mémoires les oeuvres d'art qui l'avaient hanté plus tôt, lui qui ne s'y était jamais intéressé. Même son petit abri lui rappelait une longue suite de chutes de plaques de plâtre peintes en noir satiné dans un énorme espace blanc immaculé. Les arrêtes blanches du plâtre y dessinaient des lignes irrégulières. Il plongea alors dans ses souvenirs d'enfance, se remémorait des visites en famille, faisant resurgir d'autres white cubes à l'intérieur desquels formes et couleurs se dilataient et se transformaient. Des oeuvres aux matières systématiquement pauvres se précisaient. Il y avait du carton, de la terre cuite, des mousses expansées ou des parpaings, toute sorte de choses usuelles que des artistes avait tordues, empilées ou assemblées. Ils lui faisaient penser à des objets extraits d'un chantier ou d'un rebut quelconque, à peine altérés, tout juste isolés. Des noms défilaient aussi. Des consonances exotiques et originales l'interpellaient sans qu'il soit capable d'y associer la moindre image. certains lui semblait revêtir une certaine étrangeté. D'autres lui semblaient assez élégants ou évoquaient même une forme d'aristocratie. Il passa un certain temps à essayer de recoller des morceaux, de se souvenir de qui faisait quoi. Ses yeux devaient être rouges maintenant. Il ne trouvait pas le sommeil à force d'agitation. Il se retournait sans cesse à l'intérieur de son caveau et continuait de réfléchir au milieu de l'art antique réduit en miette. Maintenant il luttait pour dormir tout en sachant qu'il n 'y arriverait plus. Il se releva et commença à tourner en rond dans la galerie. Il voyait au sol les arcs du tympan et quelques morceaux du bas relief qui le décorait : une vestale décapitée par la chute. A côté de lui le toit d'un naos avait été arraché. Une certaine excitation le gagna soudain. Il continua son tour pendant que l'idée se précisait. Il cherchait d'autres chutes, d'autres débris de sculpture. Il ramassa au passage une barque de procession, une petite maquette en bois dont la divinité avait été violemment expulsée. Plus loin un bas-relief en calcaire attira son attention. Il gisait au sol avec d'autres morceaux tombés d'une vitrine fracassée. Il les ramena tant bien que mal vers le naos et commença à les empiler au hasard, essayant toutefois de faire figurer face à lui les éléments décoratifs les plus impressionnants. Une fois terminée l'opération il était déçu. Il s'imaginait construire une sorte de cabane d'antiquités en reconstituant le saint des saints mais l’échafaudage de symboles faciles ne l'avait pas convaincu. Pourtant l'intention de construire un objet le tenaillait toujours. Poussé par sa fatigue et par les nerfs il devait se dépenser dans une opération folle et gratuite, une quête d'épuisement. Il voulait venir à bout de lui même. Alors il recommença à empiler hors du naos fragments de murs et reliques diverses. La barque se retrouva au sommet d'un monticule de pierre, comme flottant au sommet d'un cairn qui affichait successivement le drapé d'une toge, un torse de profil tiré d'un bas relief en calcaire coiffé d'un disque solaire en diorite. Les pièces tenaient entre elle par des renforts qu'il trouvait éparpillés au sol, des fragments de plinthes, de vitrines ou de mises à distance en acier. Le résultat était insolite, il n'était pas beau mais il avait rempli sa fonction. L'agglutination de débris antique l'avait épuisé dans une recherche formelle probablement vaine. Mais il ne l'avait fait que pour lui, égoïstement. C'est après coup qu'il compris avoir reproduit instinctivement des opérations que son père exécutait dans son atelier d'artiste. Il ne lui manquait que l'odeur de colle et de solvant pour s'y retrouver totalement. Il retourna dans l'abri et s’endormit presque instantanément. Dans la nuit les vents parcouraient les galeries béantes de l'aile Sully, soufflant au passages les feux des campement sauvages, faisant rouler imperceptiblement les fragments des statues. Lorsque la barque bascula sous l'effet d'une brise perdant l'équilibre, tout le montage s'effondra dans un bruissement sec.
Le lendemain, il fît le long trajet inverse pour retourner jusqu'au camp situé dans les restes d'un grand parc. Il avait bien bien sûr aperçu son ouvrage démonté au sol avant de quitter son repère sans y prêter une grande attention. Mais une fois au camp, assis dans le sable à l'écart, il regardait la cime des arbres jaunissant qui ciselait le ciel et repensait à sa sculpture.